Les marbres du Louvre
Visite des Anciens de l'UPMC au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, le jeudi 6 mai 2010
C.R. par JFP
Le marbre... le minéral par excellence !
Cette règle n'est pas gravée dans le marbre...
Mais surtout le support privilégié du Beau : quand Baudelaire dit
chacun comprend, un rêve de marbre, et le poète poursuit
Je hais le mouvement qui déplace les lignes...
car le marbre est blanc, n'est-ce pas ? Sauf quand il est marbré...
C'est qu'il y a plusieurs marbres, certains de grand prestige : Théophile Gautier s'exalte
Statuaire, repousse L'argile que pétrit Le pouce Quand flotte ailleurs l'esprit : |
Lutte avec le carrare, Avec le paros dur Et rare, Gardiens du contour pur ; |
Justement ! saviez-vous que les Esclaves de Michel-Ange sont en marbre de Carrare ? que la Vénus de Milo est en marbre de Paros ? alors que le Parthénon est en marbre du Pentélique...
Et à quoi les reconnaît-on ? demandez à Philippe Blanc !
Le laboratoire de bio-minéralisations et paléoenvironnements (UPMC, département de géologie sédimentaire) travaille à déterminer la provenance des marbres des statues du Louvre (département des antiquités grecques, étrusques et romaines - en abrégé AGER). Philippe a ainsi ses entrées au Louvre, et grâce à lui les Anciens ont pu bénéficier d'une visite de la salle du Manège (aile Denon) expliquée par Ludovic Laugier, ingénieur d'études. Ludovic est aussi professeur à l'École du Louvre, et il nous a fait un cours superbe, précis, clair, passionnant.
La salle du Manège était, du temps de la jeunesse des Anciens, le siège de la billetterie et de l'embryon de ce qui est aujourd'hui la Librairie du musée. Elle était en face de l'entrée principale, celle du Pavillon Denon. Elle contient aujourd'hui des statues qui ne peuvent ête présentées dans les galeries consacrées à l'Antiquité car elles sont trop restaurées. Sa visite renseigne sur l'histoire des collections du Louvre, sur les changements du goût au cours des siècles, et sur la manière d'assembler des fragments de provenances diverses - et souvent, de marbres différents.
La salle du Manège présente des statues et des bas-reliefs provenant de plusieurs collections : Borghèse, Richelieu, Mazarin, Albani, et les collections royales.
Comme tant d'autres traits de civilisation, le goût de collectionner les antiques nous vient d'Italie, où il fut cultivé à Florence par les Médicis, puis à Rome par les papes, les cardinaux et les princes. Richelieu et Mazarin l'ont importé en France, et les rois ont suivi leur exemple. En outre, certaines collections italiennes ont été acquises par la France et sont entrées au Louvre, la plus célèbre étant la collection Borghèse. Du XVIème au XVIIIème siècle, ni le goût des ruines ni le souci d'authenticité ne commandaient de laisser en l'état les statues qu'on trouvait dans les fouilles : on les réutilisait dans le décor des villas et des palais, et pour ce faire, on les adaptait au goût du jour, avec un art consommé qui aboutissait, en somme, à des créations originales.
Nous commençons par la collection Borghèse, avec une Vénus sortant du bain [à l'arrière-plan sur cette photo], assemblage de cinq ou six morceaux anciens et modernes sur le modèle de l'Aphrodite pudique (par exemple, dans la tête seule la partie supérieure est ancienne). À côté d'elle, Vénus et l'Amour jouant avec les armes de Mars donne lieu à une démonstration en règle :
|
Nous nous tournons alors vers un superbe Maure de marbre noir drapé de jaspe, pour nous entendre dire que seul le tronçon médian est antique, et que tout le reste est l'œuvre de Nicolas Cordier, sculpteur favori du cardinal Scipion Borghèse au début du XVIIème siècle.
Quel travail ! Cette marquetterie au bas de la tunique, ces chaussures de grand luxe... |
Autre formule à la mode en Italie, l'alliance du marbre et du bronze. Lorsque le marbre est rugueux, le contraste est saisissant. Ainsi la Zingarella, où un marbre blond du Pentélique, étonnamment corrodé, presque brut, se marie au bronze poli, sombre, d'un visage aux traits délicats. |
Mais voici mieux ! Le Vieux pêcheur ou Sénèque mourant a une longue histoire. On sait ajourd'hui qu'il appartient à une série de "scènes de genre" hellénistiques. Mais les hommes de la Renaissance qui l'exhumèrent avaient lu Tacite, et ils ont immédiatement interprété leur trouvaille à la lumière du texte célèbre décrivant le suicide de Sénèque sur l'ordre de Néron [Annales XV, 63-64] : Ensuite le fer lui ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets.[...] Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant: « J'offre cette libation à Jupiter Libérateur. » Wikipédia nous indique une gravure de 1493 qui illustre la vision qu'avaient les hommes de ce temps, où la saignée était une expérience courante. La statue fut donc restaurée en fonction de cette interprétation évidente : on lui fit des yeux en émail, levés au ciel, on l'entoura d'un linge pour donner de la couleur (voyez la polychromie du Maure), et on l'installa sur un piédestal en forme de bassin. Plus tard, après son entrée au Louvre, un scrupule archéologique fit supprimer ces accessoires et revenir à l'antique. Enfin, vu la notoriété de l'œuvre (elle a notamment inspiré le tableau de Rubens aujourd'hui au Prado), on l'a réinstallée comme au temps des Borghèse.
Nous passons de l'Italie à la France avec Mazarin, dont le Louvre a gardé une Minerve en porphyre antique complété par du bronze moderne. À côté d'elle, un buste de porphyre : Minerve ou Alexandre ? Antique - assurément restauré - ou carrément moderne ? On note d'ailleurs l'abondance du porphyre dans la salle du Manège. Cette roche volcanique, encore plus prestigieuse que le marbre, plaisait beaucoup aux nobles collectionneurs. Parmi les hôtes célèbres de la salle figurent les deux Barbares captifs de la collection Borghèse, en porphyre avec la tête et les bras en marbre, dont l'un doit sa tête à Pietro Bernini, le père de Gian Lorenzo Bernini, "le Bernin" de la tradition française. [l'un , l'autre] |
Retour en Italie avec la collection Albani. Encadrant la porte du fond de la salle, deux statues dont les têtes ne correspondent pas aux corps. À gauche, c'est un Hercule bien caractérisé, avec sa massue recouverte de la peau du lion de Némée, mais qui porte la tête d'Antinoüs, l'amant de l'empereur Hadrien, au type parfaitement identifiable. À droite, Alexandre le Grand, reconnaissable à son "cou de taureau" [merci à la chère collègue qui m'a indiqué cette caractéristique] mais dont la tête est fort peu impériale.
Toujours provenant de la collection Albani, un curieux groupe de quatre atlantes qui sont en fait des satyres. La forme bizarre de leurs sexes demande explication : ils sont infibulés !
Une étonnante statue égyptisante en albâtre donne lieu à un développement inattendu sur les errances du goût. En France, on fait volontiers remonter l'intérêt pour l'Égypte à l'expédition de Napoléon. C'est méconnaître une égyptomanie de la Renaissance directement héritée de la Rome antique (oui, Cléopâtre, César, Marc-Antoine et la suite). On sait qu'Hadrien et Antinoüs ont séjourné en Égypte, et des effigies d'Antinoüs portant coiffure égyptienne (le némès) en gardent le souvenir. Justement, la partie inférieure d'une statue du règne de Ramsès II (voyez les cartouches), en albâtre calcaire, a été complétée à l'époque moderne par un personnage coiffé du némès imitant les statues romaines, et fort peu égyptien à nos yeux.
Venons aux collections royales avec le Jupiter que Louis XIV a fait venir de Smyrne pour décorer Versailles, et qui a figuré dans l'exposition D'Izmir à Smyrne, découverte d'une cité antique (au Louvre, du 24-10-2009 au 05-04-2010). Il est piquant de voir dans cette provenance exotique un écho des dissensions religieuses du XVIIème siècle, entre les Gallicans et les Ultramontains : en froid avec le pape, le roi ne pouvait plus se fournir en Italie comme par le passé...
Avant de quitter la salle du Manège, jetons un coup d'œil aux deux vasques en marbre... très marbré. Elles ont été trouvées au pied du Capitole, en mille morceaux ! Ce sont donc des reconstitutions minutieuses, des mosaïques d'éclats de marbre - chefs-d'œuvre de restauration.
Ludovic nous quitte (un immense merci pour ses explications lumineuses) et nous allons examiner la Porte de Crémone, portail Renaissance dont la patine cache bien la matière (détail), en saluant au passage les Esclaves de Michel-Ange (en marbre de Carrare...). Enfin, nous allons expertiser la Vénus de Milo : Philippe nous démontre preuves en main que les deux blocs de marbre de Paros (de la meilleure qualité) qui composent la statue ont bien la même origine. Nous voila soulagés : après tant d'œuvres composites... |